Emmanuel Darley | La communauté

"La Communauté" a été écrit à Sarajevo en septembre 2000

Trop tard. Fini.
Trop tard.
Pas la peine.
Sous la poussière resté. Longtemps caché au fond des caves. Demeuré à l’abri.
À lentement décompter.
Marchant dans les rues comme sur la lune, le sol boursouflé, encombré de trous.
À la lueur des étoiles encore là, des bougies, des lampes à huile.
Trop tard.
Disparus. Tout envolé, changé poussière.
Ruines et poussière. Ruines et cendres balayées par le vent.
Trop tard.
Emportés les autres par la rivière. Volés par le brouillard et l’hiver.
Ou cachés sous terre à perdre tête.
Des jours et des jours à attendre. Sans espoir. Coupés d’ailleurs.
Fini les jours et puis les nuits. Temps sans repères. Heures qui passent vides. Impossible se raccrocher.
Des heures ou des années. Sans souvenirs. Tout oublié.
Vagues images. Carnage. Tache rouge sur le bitume. Éclaboussure.
Percé de partout. Des éclats pleins le corps et des doigts perdus aussi.
Sans direction par où aller. Des sacs de sables pour horizon.
Peut-être parfois de la joie, une drôle de joie, d’être là ensemble à subir.
Peut-être.
Une joie sans fond.
Des âmes. Des cendres.
Des années accroupi à recevoir, à conserver.
Comme une peau par-dessus. Gravats. Éclats de verre.
La chair à nu. Le regard incrédule.
Simples débris.
Ville ?
Gravats. Chemins labourés.
Terminé l’eau, le gaz. Un peu de feu, quelques bougies et encore. Juste la pluie ravinant les collines. La boue charriant tout sur sa route.
Ville ?
Terre remuée, arbres coupés, tombes creusées dès que possible.
Ci-gît, oui. Ville non.
Pour qui venir ? Trop tard. Pas même d’ordures. Pas même de rats.
Terminé, nettoyé.
Personne valide. Des béquilles parfois derrière les sacs de sable.
Des enfants et des femmes transformées en lapins, en renards. Bonne chasse, oui. Gibecière pleine. Pièges et sentinelles éternelles.
Personne valide.
Sans espoir à même le sol.
À se regarder en travers. Comme si jamais auparavant nous ne nous étions vus.
Trop tard. Des mois passés, oubliés. Rayés.
Sommes nous encore, dites-le-moi.
Plus jamais la musique.
Le silence, voilà, terminé. Juste ça, le silence.
Après le bruit, la canonnade.
Le général, la musique sans arrêt dans le blindé, la musique assourdissante.
Ah, le général disait, le Requiem, les Noces, les quatuors avec flûte…
Mozart dans le blindé, le général tue-tête chantant, pendant que...
Pendant que...
Ligne de front et musique. Blindés, pensez. Mozart avec le général, tout en...
Là-haut sur la colline à pilonner.
Musique, oui, douce musique.
Là-haut sur la colline, le général et ses amis. Du pain, du vin, du saucisson. De la musique, Mozart et mortier.
Tchaïkovski peut-être.
Danger ici les jeunes filles. Danger des hommes du général ordonnés à s’en saisir pour lâcher la semence. Tenir les quatre membres et passer bien dessus, à plusieurs, tour à tour. Rire bavant au bord des lèvres. Travail de guerre.
Souiller au ventre. Vider les têtes.
Couvrir de honte. Tout détruire, voilà tout.
Tout détruit.
Je suis statue, bout de bois, tas de pierres, je suis masque papier mâché, effrité, craignant l’humide, jeté à travers terre et je n’entends plus rien. Je suis sourd et aveugle, j’ai perdu des doigts, des mains, quelques os du genou.
Je suis peau sur carcasse, poussière friable. Pourquoi venez vous, il n’y a plus ici, rien qui vaille, des ombres, des silhouettes.
Épouvantails peut-être. Simples linges habillant du vent. Paille pour réussir les mains et cailloux noirs pour des yeux éveiller.
Plus un nom. Parfois une date et puis une autre, avec un tiret entre deux.
Avez-vous vu quelqu’un en entrant ?
Avez-vous vu quelqu’un en entrant ?
Vous ne trouverez rien.
Rien. Pas davantage.
Des courants d’air.
Famine. Plus d’arbres. Tous coupés peu à peu dans l’hiver.
Regard perdu vers là-haut les collines. Sachant bien, là-haut, leur présence. N’ayant rien vu venir.
Et puis le fer. L’acier des obus, des grenades.
Du fer partout. À même le sol, enfoui dans l’herbe et dans les chairs profondément.
À attendre l’automne et puis l’hiver. La pluie, le froid et même la neige. Le brouillard qui ici nous recouvre. Nous laisse oubliés. Bossus, transis, sans-voix que nous sommes. Effacés. Balayés.
Mission, communauté. Ahahah. Pourquoi pas des mouchoirs.
Pourquoi pas des cure-dents. Des montres, des cravates, des désodorisants à glisser sous l’aisselle.
Non.
Pourquoi pas des larmes pour refaire nos regards. Pourquoi pas de l’eau, de l’électricité, de quoi se chauffer et se voir.
Pourquoi pas des portes ouvertes. De simples portes ouvertes pour laisser entrer l’air, les changements de saisons.
Pourquoi pas du silence, du vrai silence, du silence plein de bruit, rumeurs, cris, enfants, marchands. Silence du matin, oiseaux, étirements, silence du soir, oiseaux et bâillements. Et les voitures dans la rue. Les embouteillages et les klaxons.
Des chansons légères à la radio. Des touches de piano enfoncées par mégarde.
Le bruit des pas qu’on entendrait venir sans crainte.
Pourquoi pas trop tard fini.
Poussière trop longtemps partagée, avalée par la bouche, dans le corps répandue.
Trop tard fini.
Une fois encore, revoir avant, pensée confuse, faire le cauchemar d’une vie de chaque jour, avant, heureux. Refermer vite. Combler la fosse.
Avant, vivant, puis bousculé puis doucement éteint.
Disparaître. Fin point ligne.
Rester figé aveugle et sourd et arrêter d’attendre.
Trop tard fini.

6 février 2001
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